Manoela Medeiros

[FR]

Née en 1991 à Rio de Janeiro, Manoela Medeiros vit et travaille entre le Brésil et la France.
Figure active de la scène émergente brésilienne, l’artiste a récemment participé à l’exposition Archeologies in the present, dans l’espace de São Paulo de la galerie Nara Roesler, qui l’a ensuite présentée à Art Basel Miami en décembre 2021. Son travail a également été montré à Arco Madrid avec Double V Gallery et à Art Brussels avec Kubik gallery. Actuellement en résidence de deux ans aux ateliers de la ville de Marseille, Medeiros présente sa nouvelle exposition personnelle à la galerie Double V Gallery - Paris, avant d’ouvrir celle à la galerie Nara Roesler en novembre 2022.

Dans sa pratique, l’artiste articule une approche de la peinture qui transcende les spécificités du médium, en tirant parti de la sculpture, de la performance et de l’installation. Poursuivant un cadre hybride pour le pictural, Medeiros interroge les médias artistiques en dépassant leurs formats conventionnels, produisant des peintures et des installations in situ qui explorent les relations entre l’espace, le temps et la corporalité de l’art et du spectateur.
L’artiste effectue fréquemment des interventions directes dans les espaces d’exposition, créant des œuvres qui émergent des particularités de l’espace qui l’entoure, qu’elles soient matérielles, structurelles ou en relation avec la lumière naturelle et artificielle. Sa pratique confère ainsi un sentiment d’organicité à l’espace, faisant de l’architecture son propre corps, un corps spécifique à l’expérience de l’art. Par le biais d’un processus qui ressemble à de l’archéologie, Medeiros s’intéresse à la notion de ruines en tant qu’indication spatiale du temps qui passe, en entreprenant un processus qui révèle ce qui reste souvent caché. L’artiste gratte les surfaces - comme les murs de l’espace d’exposition - dévoilant les couches de couleurs et de matériaux employés, recouverts et donc oubliés au fil du temps. Medeiros cherche à revigorer notre expérience temporelle en exposant des couches – dont chacune porte la mémoire du moment où elle a été créée – et en leur permettant de coexister et de s’entrecroiser. Ainsi, l’artiste opère dans un espace liminal entre la construction et la destruction, en mettant en avant la façon dont elles peuvent se compléter, plutôt que de s’éloigner l’une de l’autre. 


[EN]

Born in 1991 in Rio de Janeiro, Manoela Medeiros lives and works between Brazil and France.
Actively engaged in the Brazilian emerging scene, the artist recently participated in the exhibition Archeologies in the present, in the São Paulo space of the Nara Roesler gallery, which then presented her at Art Basel Miami in December 2021. Her work has also been shown at Arco Madrid with Double V Gallery and at Art Brussels with Kubik gallery. Currently in a two-year residency at the ateliers de la ville de Marseille, Medeiros presents his new solo show at Double V Gallery - Paris, before opening his show at Nara Roesler Gallery in November 2022.

In her practice, Medeiros articulates an approach to painting that transcends the specificities of the medium, making use of sculpture, performance, and installation work. Pursuing a hybrid framework for the pictorial, Medeiros questions artistic media by going beyond their conventional formats, producing paintings and in situ installations that explore the relationships between space, time, and the corporeality of art and of the viewer.
The artist frequently performs direct interventions into exhibition spaces, creating works that emerge from the singularities of the space around her, whether they be material, structural, or in relation to natural and artificial light. With this, her practice attributes a sense of organicity to space, turning architecture into its own body, one that is specific to the experience of art.
Through a seemingly archeological process, Medeiros engages with the notion of ruins as a spatial indication for passing time, undertaking a process that reveals what is often left to underlie. The artist scrapes surfaces - such as the exhibition space’s walls - , unveiling the layers of colors and materials employed, covered, and thus, forgotten over time. Medeiros seeks to reinvigorate our temporal experience by exhibiting layers - each of which carries the memory of the time when it was created - , and by allowing them to coexist and intertwine. Thus, the artist operates within a liminal space between construction and destruction, foregrounding how they may complement, rather than detract from each other.

Vue du stand Art Paris, 2024 - Double V Gallery @ Grégory Copitet

Vue d’exposition Vanille Fraise Pistache, 2023 - Double V Gallery @ Aurélien Mole

 Jusqu’à ce que l’horizon nous rejoigne   

En 2014 Manoela Medeiros érige un mur en coin[1], espace rudimentaire adapté au corps qui vient s’y nicher – le sien – habitat minimal dans lequel il se tient, évolue, lentement s’y heurte, contraint, doucement détruit. Couche après couche le plâtre se détache de la structure et s’écrase sur le sol, forme d’érosion accélérée par les os, les muscles et la peau. D’archéologie inversée. Au contact de la chaire, le mur – membrane plus poreuse qu’elle ne veut bien l’admettre – devient le négatif d’une relation physique mouvementée. Ainsi marquée en creux, notre relation au monde se trouve comme inscrite dans la paroi, avec tous ses points de contact, violents ou apaisés, ses agitations et ses langueurs. De ce fait elle peut se lire, et survivre à l’instant passé.

En géologie, une couche stratigraphique marquée par divers phénomènes naturels tels qu’une éruption volcanique, un tsunami ou l’impact d’une météorite, mais également par l’accumulation de contenus fossiles, se nomme horizon. Ce même terme s’utilise en archéologie pour définir une large portion de territoire marquée par les mêmes restes, les mêmes artefacts : un morceau de temps figé dans le sol. Observer l’horizon nous permet donc de plonger dans l’histoire de la terre et de ses habitants, avec un peu de travail dans leurs vies, avec un peu de projection dans leurs rêves. Car si l’horizon cristallise le passé, il dessine aussi l’avenir.

En 2012 Manoela Medeiros explore à Lisbonne les entrailles d’un bâtiment délaissé, y dessine, y pose ses marques et en gratte la surface – à la main, le corps et la matière – qui peu à peu s’effrite et laisse apparaître du mur les multiples strates, couches de couleurs et de matières empilées. Avec ce carottage improvisé – elle parle d’excavation – c’est l’histoire du lieu qui se donne à voir, des personnes qui l’ont occupé, des histoires qu’il a accumulées, des vies qu’il a contenues, des rêves qu’il a laissé s’échapper.

En 1940, alors que le monde sombre dans la guerre, un jeune garçon fait la découverte d’une grotte aux parois peintes, non loin du château de Lascaux. L’histoire veut qu’un lapin apeuré ait entraîné dans ce lieu effacé la fougue d’un chien puis la curiosité de son maître. Après avoir retiré quelques pierres réapparaissent des formes plusieurs fois millénaires, des couleurs, des traces, rémanences de gestes et d’histoires depuis longtemps révolues. Et l’horizon se rapproche – par excavation devient présent, dans nos regards devient futur.

Manoela Medeiros explore donc à Lisbonne les entrailles d’un bâtiment délaissé. Pour elle l’expérience devient révélation, aussi bien qu’initiation : du site, elle extrait des fragments qui ensuite deviendront œuvres, de celui-là puis d’autres, au Portugal, en France et ailleurs, les mettant en proximité et par là rapprochant les histoires, les vies et les rêves oubliés. Depuis 2012 elle relie ces horizons divers[2], créant ainsi par collage de nouvelles réalités dans l’espace et le temps, histoires chimériques dessinées pour stimuler nos imaginaires.

En 1973 à Winchester, Edward C. Harris développe une matrice visant à analyser et schématiser les séquences stratigraphiques observées dans les fouilles archéologiques. Fonctionnels, ces dessins représentent le mille-feuilles d’horizons que le temps a produit dans un territoire – et les multiples strates résultant des vies qui s’y sont succédées – la manière dont ils sont agencés, leurs points de contacts, leurs porosités. Assez naturellement, Manoela Medeiros s’intéresse à cet outil scientifique qui, d’une certaine manière, condense l’agencement des histoires, des vies et des rêves, et entre en résonnance avec bon nombre de ses œuvres.

La dimension archéologique du travail de Manoela Medeiros s’exprime parfois sur site directement. Elle travaille alors en symbiose avec le lieu qui l’accueille, avec ses composantes naturelles[3], de ses murs révèle les strates cachées[4] – des couches de temps – les excave pour les donner à voir renouvelées[5]. En grattant ainsi les parois de l’espace d’exposition, elle crée des fenêtres sur ses vies passées, horizons mêlés dans lesquels nous sommes invités à nous plonger pour en recomposer les paysages – c’est la rencontre du territoire et de l’imaginaire.

            Si le paysage est un territoire devenu image, un territoire augmenté, ou bien détourné, alors peut-être l’archéologie nous permet-elle par l’étude des sols de révéler les paysages passés, au moins partiellement. C’est ce processus, qui s’appuie sur le temps long, que Manoela Medeiros condense dans la série des Ruines, appliquant sur la toile de nombreuses couches de peintures et les excavant ensuite, grattant pour laisser apparaître sur le même plan l’accumulation de ces temporalités feintes. Procédurales[6], ces peintures ne cherchent pas à représenter les murs vieillis de nos villes, qui nous séparent du monde extérieur et sont voués à évoluer, à subir un processus de dégradation et sans doute à disparaître, laissant la nature les recouvrir et les réintégrer à son règne – forme de retour à la terre, et de réconciliation. Elles ne cherchent pas à en imiter la surface et les histoires, mais bien plus à en donner une image, en l’incarnant à en reproduire la force et les effets. Ainsi, ces toiles sont d’une certaine manière des œuvres mises en ruine, et des ruines mises en œuvre

En 2015, Manoela Medeiros déplace une dune de sable vers une autre à l’aide d’un tamis[7], entreprise symbolique rendue vaine par l’usage de ce contenant qui, inévitablement, laisse les grains s’écouler le long du chemin. Répétée, l’action répartit le sable entre les deux dunes, à la manière d’un grand sablier qui voyant l’écoulement du temps vient fondre les horizons. Car si l’horizon cristallise le temps, les histoires et les vies, il contient également nos rêves et ceux des autres, qui étaient là avant nous et seront là après, les utopies qui nous ont gardés en vie. Alors il peut bien reculer, l’horizon, à mesure que nous avançons il peut bien s’éloigner, du moment que nous le gardons en vue – peut-être un jour nous rejoindra-t-il.  

En 2022, l’horizon reste la perspective de Manoela Medeiros – les enfouis que nous excavons, les cachés que nous redécouvrirons, les lointains qui peut-être nous atteindrons – qui se déploie sous différentes formes dans l’espace d’exposition, qui nous est transmis bien sûr et vers lequel nous sommes invités à nous projeter. À la manière de son travail, ce texte s’est construit en strates imbriquées, à la recherche de lignes de forces et de perspectives, d’images et de paysages, d’évocations, d’intuitions ; en nuances car, comme le temps, son œuvre ne se construit pas comme un fleuve linéaire, mais se déploie en de nombreux méandres, qui s’écoulent et se croisent, s’éloignent et se rapprochent, jusqu’à ce que l’horizon les rejoigne.

Grégoire Prangé

Palerme – Lectoure, 2022

[1] Le propre univers plié en un coin, 2014

[2] Série des Continents

[3] Indice de paysage, 2015

[4] Paysage limite, 2015

[5] Voir par exemple Hiatus, 2015 ; Declíve, 2017 ; Frontière, 2017 ; Eclipse, 2018 ; Vão, 2021 ; etc.

[6] Jusqu’à parfois devenir instructions : Instruction pour la construction d’une ruine, 2015

[7] Déplacement de paysages, 2015

Until the horizon reaches us 

In 2014, Manoela Medeiros erected two walls to create a corner[1], a rudimentary space adapted to the body that would nestle within it – her own; it thus became a minimalist habitat where the body stood, evolved, slowly collided against the surface, became constrained, and then gently began to destroy. Layer by layer, the plaster detached from the structure and was crushed on the ground, a form of erosion that was accelerated by bones, muscles, and skin. A reverse archaeology. When in contact with flesh, the wall – a membrane more porous than it is willing to admit – becomes the negative impression of a turbulent physical relationship. Debossed in its surface, our relationship to the world is thus inscribed in the wall, with all its points of contact, whether violent or peaceful, its agitations, and its languor. As a result, it can be interpreted and survive beyond the past moment.

In geology, a distinctive stratigraphic rock layer that has been marked by natural phenomena such as volcanic eruptions, tsunamis, or meteorite impacts, or is distinguished by the accumulation of fossil contents, is called a horizon. This same term is used in archaeology to define a portion of a site that is characterised by the same types of remains, the same artefacts: a piece of time frozen in the ground. Observing the horizon allows us to dive into the history of the land and its inhabitants, provides insights into their lives and even facilitates a brief projection of their dreams. Because if the horizon crystallises the past, it also outlines the future.

In 2012, Manoela Medeiros explored the bowels of a derelict building in Lisbon; she made drawings on the walls, marked and scratched the surfaces – with her hand, with her body, with objects – and it gradually crumbled away, revealing multiple strata, accumulated layers of colours and materials. Through this improvised coring – she evokes the notion of excavation – the history of the place is revealed: the history of the people who have occupied it, the stories it has collected, the lives it has contained, the dreams it has let escape.

In 1940, as the world was descending into war, a young boy discovered a cave with painted walls, not far from the Château de Puy Robert Lascaux. As the story goes, a frightened rabbit incited a dog to investigate this forgotten place and the curious master followed. After moving a few stones, forms emerged, forms that dated back thousands of years, colours, traces of gestures, and stories that had long since elapsed reappeared. And the horizon comes closer – excavation becomes the present, our gaze becomes the future.

So, in Lisbon, Manoela Medeiros explored the bowels of a neglected building. For her, the experience was both a revelation and an initiation; she extracted fragments from that first site that would later become works of art, and this process was repeated at sites in Portugal, France and elsewhere, establishing a proximity between them and thereby bringing together their stories, lives, and forgotten dreams. Since 2012, she has been linking these diverse horizons[2], creating new realities in space and time through collage, creating chimeric stories to stimulate our imaginations.

In 1973 in Winchester, Edward C. Harris developed a matrix to diagram the sequences of time observed in the stratigraphic layers of archaeological excavations. Functional by nature, these diagrams represent the myriad of horizons that time has produced in a territory – and the multiple strata that have resulted from the lives that have succeeded one after another – and therefore reveal their structures, their points of contact, their porosities. Quite naturally, Manoela Medeiros took an interest in this scientific tool, which, in its own way, condenses the structure of stories, lives, and dreams, and thus resonates with much of her artwork.

The archaeological dimension of Manoela Medeiros’ work is sometimes expressed once she is at a site. She works in symbiosis with the space that surrounds her, with its natural components[3], with its walls and their hidden strata[4] – layers of time – and excavates them so to present them in a new light.[5] By scraping at the walls of an exhibition space, she creates windows onto their past lives, mixed horizons that we are invited to delve into as a way to recompose the landscapes – it is the meeting of a territory and the imaginary.

If a landscape is a territory that has become an image – an augmented or co-opted territory – perhaps archaeology, by surveying the soil, can allow past landscapes to be at least partially revealed. This process, which depends on such long periods of time, is condensed by Manoela Medeiros in the Ruins series as she applies numerous layers of paint to the canvas and then excavates them, scratching away at them to disclose the accumulation of these feigned temporalities that exist on the same plane. These paintings are procedural[6], they do not seek to represent the aged walls within our cities that separate us from the outside world and that are destined to evolve, to undergo a process of degradation, and, no doubt, to eventually disappear, leaving nature to cover them and reintegrate them into its realm – a type of return to the earth, of reconciliation. Nor do the works seek to imitate the surfaces and stories of walls, but rather to give an image of them, to embody them and reproduce their strengths and effects. Therefore, in a certain manner, these paintings are works brought into ruin and ruin brought into works

In 2015, Manoela Medeiros moved one sand dune to another with the help of a sieve[7], a symbolic enterprise rendered futile due to the use of a device that inevitably allowed the grains of sand to trickle through and scatter along her path. The repeated action gradually distributed the sand between the two dunes, somewhat like a great hourglass that, having witnessed the passage of time, thus dissolved the horizons. For if the horizon crystallises time, stories, and lives, it also contains our dreams and those of others, those who were there before us and will be there after, the utopias that have kept us alive. So, the horizon may well recede, as we move forward it may well move farther away, but as long as we keep it in sight, perhaps one day it will join us. 

 In 2022, the horizon remains Manoela Medeiros’ perspective – the buried that we excavate, the hidden that we rediscover, the distant that may well one day reach us – and it unfolds in different forms in the exhibition space, forms that are, of course, transmitted to us and that we are invited to project ourselves into. In the manner of the artist’s work, this text has been constructed in overlapping layers, in search of lines of force and perspectives, images and landscapes, evocations, intuitions; in nuances because, like time itself, her work is not constructed as a straight river, but one that lays itself out in numerous meanders, that flows and intersects, moves away and comes closer, until it meets the horizon.

Grégoire Prangé

Palermo – Lectoure, 2022

[1] Le propre univers plié en un coin, 2014

[2] Continents series

[3] Indice de paysage, 2015

[4] Paysage limite, 2015

[5] See, for example, Hiatus (2015), Declíve (2017), Frontière (2017); Eclipse (2018), Vão (2021), etc.

[6] At times to the point they become instructions: Instruction pour la construction d’une ruine, 2015

[7] Déplacement de paysages, 2015

 
 

L'être Dissout Dans Le Monde 


Les recherches de Manoela Medeiros se concentrent sur les techniques de l’architecture envisagées comme des déplacements, la matérialisation des cycles et des écosystèmes, la construction d’une réalité complexe au sein de laquelle la distinction entre nature et culture disparaît au profit d’un dualisme vitaliste. L’humain n’est pas exclu du monde ou en contradiction avec lui. Il est le monde. Ses décisions, ses gestes et ses actions, en relation avec les autres êtres dessinent les limites de sa condition. Les recherches de Manoela Medeiros s’étendent de l’archéologie contemporaine à l’écologie solidaire, de la poésie de Manoel de Barros au perspectivisme amérindien de Eduardo Viveiro de Castro. 

Action archéologique

L’archéologie n’est pas envisagée comme un thème mais comme une méthode de travail. Elle est une action, perçue et projetée dans un registre politique. Manoela Medeiros excave, explore, évide la matière urbaine. Les parois des immeubles, les murs intérieurs des espaces d’exposition ne s’opposent plus. Ce sont les mêmes supports de l’expérimentation. Ce qui est extrait de l’espace urbain se prolonge par des combinaisons de strates blanchâtres ou bigarrées, comme autant de façades superposées. Manoela Medeiros retient que « l’Histoire n’existe que parce qu’on la considère comme un objet discutable qui évolue avec l’état des connaissances actuelles ». L’archéologie apparaît ainsi pour elle, avec la fonction primordiale d’informer les conditions d’existence au présent. Elle est ce qui reste, ce qui perdure et ce qui transforme notre projection dans le monde. En regardant les strates révélées du passé, nous contemplons les variations de l’interprétation de notre propre quotidien. Manoela Medeiros ne contemple pas l’esthétique des dispositifs de l’archéologie dans une perspective rhétorique. Elle l’investie comme une action. Les excavations des murs et des parois supposent à la fois le geste performatif et l’installation qui restitue le processus de révélation. Manoela Medeiros invite ainsi l’espace du dehors à l’intérieur du white cube. De la même manière, ces excavations ouvrent des passages symboliques sur le passé des espaces clos. Derrière la peinture blanche, lisse, d’apparence propre et immuable, des strates successives de couleurs, de textures, de réalités passées s’additionnent et remontent à la surface. Tout est chargé des anecdotes et des réalités d’un passé largement inconnu. L’archéologie ne fige pas. Elle permet au contraire de modifier, de changer, de transformer la relation à l’espace. Pour Manoela, elle ne doit pas être rhétorique mais au contraire être mobilisée dans le sens d’une stratégie inclusive.

La rue, interceptée

L’œuvre de Manoela Medeiros s’inscrit dans plusieurs courants de l’art contemporain au sein desquels, sa position perturbe les vocabulaires et les registres. Inclusive, elle arbitre entre l’héritage de l’art conceptuel, le formalisme de la sculpture des années 1970 au Brésil et l’émancipation politique dans une perspective critique. L’intelligence limpide et sensualité des matières assemblées s’agencent dans des représentations urbaines. Le regard intercepte les ricochets des hallucinations de la rue. Ce que l’on voit, ce que l’on regarde vraiment, avec l’attention du passant curieux est un signe, une adresse. Ces micro-indices sont ensuite transfigurés dans les installations, les excavations, les peintures, les collages, les assemblages, prolongeant en fiction un monde dense et cosmogonique. Manoela vit entre l’Europe et le Brésil. Elle explore dans ses œuvres les réalités culturelles et sociales de la vie urbaine de continents éloignés et en connexion. Les registres esthétiques cohabitent et interagissent. La circulation entre les œuvres et les séries est marquée par un usage précis de matériaux et par la composition de motifs évocateurs d’un formalisme tenace. 

Le monde, avec nous et en nous

Le cosmos tient une place centrale. Il est le point de départ à une réflexion sur l’anthropocentrisme, l’ambiguïté de la pensée cartésienne, le renversement des préceptes de la pensée moderne au profit d’une mise en relation des œuvres avec une dynamique de circulation, celle des cycles, des recommencements, des saisons nouvelles et répétées. « Je ne crois pas que nous existions dans le monde comme des êtres en plus, comme des éléments supplémentaires. Nous sommes ici, au même titre que les autres éléments. Nous n’existons pas plus ou moins. Nous sommes comme les choses qui nous entourent ». Les êtres, humains et non humains ne sont pas des surplus. Ils contiennent en eux les indices du monde et se déversent réciproquement dans un environnement avec lequel. Nous, humains, ne sommes pas non plus élevés à un rang plus élevé. Tout tient une place semblable, une présence égale dans l’œuvre de Manoela Medeiros. L’artiste envisage le monde dans l’interrelation permanente et la réciprocité des échanges, des énergies, des formes. L’être, humain et non humain, existe en lui et en dehors de lui-même. Le monde se disperse, se dilate, s’étend, se répand en nous, comme nous le traversons et le modifions. Plus nous accumulons les récits constitutifs de notre histoire personnelle, plus nous tentons de caractériser ce qui permet de créer des liens. Pour Manoela, les liens doivent être observés indépendamment de notre volonté de créer une cohérence entre notre histoire personnelle et le monde. L’artiste présente plutôt des versions alternatives de notre condition en réinvestissant l’aléa, le cycle, la forme comme autant de repères possibles dans la construction d’une projection personnelle dans le monde. 

Ce que le corps peut, ce que le corps veut

Le corps, ensemble de mots et de gestes frémit en relation à la fragilité d’un espace transitoire. Le plâtre peint, adossé à son support grillagé rassemble le geste performatif et la sculpturalité urbaine dans une formalisation subtile. Un autre espace de l’exposition est investi par la présence singulière d’une sculpture composée d’un assemblage de piques anti-pigeon dont les formes et les arrêtes rappellent par analogie les rames d’une plante. Cette circulation des formes, comme autant d’éléments représentatifs de la corporéité des espaces et des gestes s’élance dans le mouvement d’un cycle liquide dans une installation qui en est le pendant. Le corps, contraint ou animé par le désir vital est dessiné par les analogies et les rapports de force entre l’élément culturel et le mouvement naturel, dans la perspective d’un dépassement plus grand encore. Les paroles, comme les gestes, sont, comme l’évoquerait de Barros, sans limites. Cette expansion infinie des choses, prises et vues dans leur état initial et modelés dans des espaces transitoires projette l’individu dans une poésie pratique, celle du déplacement de l’être dans l’être-monde. 

Théo-Mario Coppola

Texte d’exposition “l’être dissout dans le monde” - Galerie Chloé Salgado, Paris - Mai 2019


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Les œuvres de Manoela Medeiros frappent par la subtilité de leur rapport à l’espace dont elles semblent être les plaies poétiques et mélancoliques. Loin d’un esprit pop de l’arrachage des affiches et des calembours visuels créés par la juxtaposition des lambeaux d’affiches de Mimmo Rotella ou de Jacques de la Villeglé, les fragments arrachés et rassemblés sur ces châssis de plâtre sont de réels fragments de murs, vestiges de murs collectés dans des bâtiments abandonnés. Prélèvement ou biopsie du gravât, cette archéologie de l’habitat, exploite la poussière et le fragment, mettant en évidence et simultanément la présence et l’absence des occupants successifs.

Sa pratique artistique applique parfois cette méthode de l’écaillage à des formes et des éléments géométriques en dialogue directe avec un angle, une surface, ou encore un recoin d’une architecture. Ces « déplacement d’espace » semblent vouloir matérialiser une méthode de collecte des couches de poussières accumulées par le temps.
Le spectateur est inconsciemment familier de cette tendance à vouloir sauver les traces du passé, indépendamment de la disparition inéluctable et programmée du bâti. Le travail de Manoela Medeiros n’est d’ailleurs pas sans rappeler la dépose des fresques archéologiques, et les teintes de ses compositions accidentelles, la beauté fanée des luxuriantes compositions antiques. Les peintures murales des villas romaines rassemblées dans les musées ne sont pas même l’ombre de ce qu’elles ont été et la dimension archéologique du travail de Manoela Medeiros semble relever d’une même tendance performative à vouloir combattre le temps : une démarche fastidieuse bien qu’invisible dont l’absurde semble en renforcer la force poétique. Le champ lexical de la ruine est d’ailleurs celui que l’artiste privilégie pour titrer ses œuvres. « hiatus » ou « Déplacement d’espace » mettent en évidence la notion d’absence. L’action semble ici située dans un temps qui succède à l’humanité ou encore celui d’une architecture résiduelle appelée elle aussi à disparaitre.

 

Matthieu Lelièvre

 

 

[FR]

RUINE

La série de peintures Ruíne est faite de l'accumulation de différentes couches de peinture sur la toile qui sont ensuite excavées par l'artiste, créant ainsi une image qui ressemble aux murs des bâtiments abandonnés de la ville. Les murs de ces ruines, qui sont mimés dans la peinture, deviennent pour l'artiste une sorte de signe de la réconciliation entre l'homme et la nature. Une architecture construite par l'homme pour se protéger de son environnement extérieur qui, lorsqu'elle est inhabitée, subit un processus de dégradation temporelle où la végétation extérieure, la pluie, le soleil, les champignons et les insectes commencent à réoccuper l'espace et à se décomposer, rendant progressivement cette construction à la terre.

[ENG]

RUIN

The Ruín painting series is made from the accumulation of different layers of paint on the canvas that are then excavated by the artist, thus creating an image that resembles the walls of abandoned buildings in the city. The walls of these ruins, which are mimicked in the pain- ting, become for the artist a kind of sign of the reconciliation between man and nature. An architecture once built by man to protect himself from his external environment which, when uninhabited, undergoes a temporal degradation process where the external vegetation, rainwa- ter, sun, fungi and insects begin to re-occupy the space and perform a decomposition , gradually returning this construction to the land.

 
 
 

[FR]

CONTINENT

Dans la série Continent, l'artiste visite des ruines dans différents pays où elle passe. Dans ces ruines, l'attention de l'artiste est attirée par les murs intérieurs et extérieurs des bâtiments qui commencent à se dessécher, révélant les différentes couches de peintures réalisées par les personnes qui y vivaient auparavant. Ces fragments de peintures sont retirés des murs par l'artiste qui les recueille dans un geste archéologique. Dans son atelier, Medeiros crée de nouvelles compositions en assemblant ces fragments de mur collectés et en les fixant sur une plaque de plâtre moulée par l'artiste. L'œuvre Continent fait référence à une nouvelle cartographie inventée, réunissant de manière poétique ces morceaux réels de ruines provenant de différents pays dans une pangée imaginaire.



[ENG]

CONTINENT

In the Continent series, the artist visits ruins in different countries where she passes. In these ruins, the artist’s attention is drawn to the interior and exterior walls of the buildings which are beginning to dry out, revealing the different layers of paintings made by people who previously lived there. These fragments of paintings are removed from the walls by the artist who collects them in an archaeological gesture. In his studio, Medeiros creates new compositions by joining these collected wall fragments and fixing them on a plasterboard molded by the artist. The work Continent refers to a new invented cartography, brining together in a poetic way these real pieces of ruins from different countries in an imaginary pangea.

 
 
 
 
Manoela Medeiros_Double V Gallery_Marseille